XV
Des excréments se changent en or ; cet or se change en soutras.
Ti se préparait à mener ses Wo poursuivre leurs visites culturelles quand Tsiao Tai lui transmit un message de la commanderie : un événement très étrange semblait digne d’être porté à sa connaissance. Le mandarin se montra avide de savoir ce que cette affaire pouvait avoir de si particulier. Était-ce un meurtre sans victime ? Un vol sans effraction ?
— Tout au contraire, seigneur : de l’argent est apparu par miracle dans un lieu public !
Le fait sortait à ce point de l’ordinaire qu’il piqua la curiosité du magistrat. Il s’était produit tout près d’un temple bouddhiste ; Ti décida que la journée serait consacrée à l’étude des religions d’importation.
Ils traversèrent une ville en proie aux pires froidures. Les Wo ne paraissaient pas souffrir des intempéries. Ti en déduisit que les hivers de leur île lointaine étaient encore plus rigoureux qu’un mois de Li-tchun à Chang-an. Cela n’était pas étonnant : seule la terre conforme à la volonté des dieux jouissait d’un climat idéal. Dès qu’on s’en éloignait, on devait affronter les éléments déchaînés d’une mer peu navigable, la sécheresse du désert de Gobi, les montagnes des Tubo livrées à la tempête, la rudesse des steppes du Nord ou la canicule de contrées méridionales tout juste bonnes à abriter des rizières.
Au reste, tout dans Chang-an leur réjouissait les yeux, ce qui ne laissait rien imaginer de bon au sujet de leur archipel. Ils s’arrêtèrent même devant une modeste échoppe sale, où les salaisons et carpes séchées accrochées çà et là leur arrachèrent des cris d’admiration.
Le sanctuaire de la Terre pure se composait d’une lourde pagode rouge et blanc édifiée au centre d’un enclos carré. Les moines avaient pendu près de l’entrée un « poisson de bois », une cloche en forme de sardine, à frapper avec un maillet pour scander ses prières. Dès que l’un des Wo eut expérimenté l’objet, les heshang[9] au crâne rasé jaillirent de leur tanière pour accueillir ces recrues avec l’amabilité du renard affamé, si bien que Ti conçut quelque remords à les livrer aux mains de gens si éloignés de la sublime sagesse confucéenne. Cependant, le devoir et la soif d’étrangeté l’appelaient à quelques rues de là.
Il enrôla M. Calebasse et demanda à son lieutenant dans quel temple avait surgi cet argent miraculeux. Tsiao Tai répondit que c’était dans des latrines.
— Quoi « latrines » être ? s’enquit l’ambassadeur des Wo.
Peu soucieux de se lancer dans une relation détaillée, Ti se contenta d’une réponse qui était en soi un modèle de diplomatie :
— Je vais vous faire visiter le lieu le plus fréquenté par notre peuple.
Un grand rassemblement s’était formé devant le bâtiment. Il y avait là des fidèles en prière, des sages de toutes les religions, des chamans et des prêtres du culte populaire. Heureusement, par ces températures hivernales, l’activité qui se pratiquait à l’intérieur répandait peu d’odeurs. Au reste, ces cabinets publics comptaient parmi les mieux tenus de la métropole.
Un citadin bien avisé avait eu l’idée de mettre son local à disposition de ses concitoyens pour leurs besoins naturels. Des sentences propitiatoires à la gloire de la nature bienfaisante étaient suspendues de part et d’autre des deux entrées, celle des hommes et celle des femmes. L’éclair de génie du propriétaire avait été d’en laisser l’usage libre et gratuit. Il offrait même les feuilles en été et des écuelles d’eau en hiver. Il se payait par la récupération des matières aimablement déposées par ses généreux visiteurs, qu’il revendait comme engrais dans les campagnes avoisinantes. Cet établissement très couru avait fait de lui un commerçant à son aise. La subtilité du principe suscita l’enthousiasme de M. Calebasse :
— Grandeur culture chinoise jamais épuisée !
Ti approuva du menton. On pouvait dire qu’ils touchaient là au summum de l’industrie à la chinoise. Leur hôte vint à leur rencontre, persuadé que la visite d’un si haut personnage était un nouveau signe de la faveur céleste.
— Les dieux ont béni mon établissement ! s’exclama-t-il en levant les mains vers les nuages blanchâtres.
Ti le pria de lui exposer de quelle façon ces dieux si peu bégueules lui avaient marqué leur intérêt.
Tôt ce matin-là, au moment où l’on vidait les cuves en prévision de l’effervescence de la mi-journée, les esclaves avaient remarqué un éclat brillant qui tranchait sur les substances noirâtres habituelles. De ce trésor naturel on avait retiré un autre, constitué d’une dizaine de pièces d’or de bon poids. Loin de se les mettre dans les manches, ceux qui avaient fait la trouvaille l’avaient immédiatement signalée à leur patron, qui avait couru au poste le plus proche. Nul ne souhaitait désobliger la toute-puissante divinité qui régnait sur les intestins.
— C’est un don de la déesse des latrines, indubitablement ! conclut l’heureux homme distingué par le monde d’en-haut.
Il se joignit aux chamans qui venaient d’entamer une danse de louange à Tse-kou-chen, la déité protectrice de son genre de boutique. Ti se fit montrer les pièces, qu’on avait pris soin de nettoyer des traces laissées par « l’autre trésor ». Elles étaient marquées à l’emblème de Paekche, l’un des trois royaumes qui se disputaient la péninsule coréenne.
— Ça cochonnerie Coréens, confirma M. Calebasse avec une grimace pire que celle qu’il aurait eue devant l’objet du commerce concerné.
Ti s’interrogeait. Fallait-il enquêter du côté de la délégation de Paekche logée à l’enclos des barbares ? Ou dans la communauté coréenne, assez fournie dans la capitale ? Un son de tambours et de trompes le tira de ses réflexions. Des servants du temple des Douves et des Murailles, tout de noir vêtus, apportaient en procession une effigie de Tse-kou-chen de taille humaine, dont le manteau argenté brillait presque autant que l’offrande mystérieuse.
Puisqu’elle semblait si bien disposée, ses adorateurs jugèrent opportun de la consulter sur l’avenir. Un fen-ki, sorte de panier en bambou, fut lié à une balance à la romaine. Il fallait quelque chose à suspendre de l’autre côté. M. Hou, le patron des latrines, pria humblement le mandarin de leur prêter la superbe ceinture qui le désignait comme fonctionnaire du troisième rang, deuxième catégorie. Soucieux de montrer que l’administration s’associait à la liesse populaire, Ti dénoua à regret son beau ruban en soie couleur de jade et le lui remit après s’être assuré qu’on avait les mains propres.
Une table fut recouverte d’une couche de cendre. Deux hommes de foi saisirent les extrémités de la tige du balancier et exhortèrent Tse-kou-chen à bien vouloir se prononcer. Ils imprimèrent un lent mouvement au panier renversé, tandis que la foule suppliait la déesse de s’exprimer par l’intermédiaire de la ceinture. On lui posa des questions telles que : « Aurons-nous une bonne récolte de seigle lai-mé ? L’année sera-t-elle sèche ou pluvieuse ? Va-t-on recevoir d’autres cadeaux dorés ? »
Les traits apparus dans la cendre grâce aux évolutions du ruban furent considérés comme des idéogrammes. Peu doué pour l’interprétation des signes magiques, Ti n’y vit que des traces malpropres. Mais les prêtres du temple des Douves et des Murailles y lurent sans peine des messages à la hauteur de la ferveur générale, quoique sibyllins.
M. Calebasse était sidéré par la modernité des techniques de communication des Tang.
— Moi pensais dieux parler à Chinois, mais dieux leur écrire aussi !
Ti admit que son peuple avait beaucoup d’avance dans les relations avec l’au-delà, bien qu’en réalité ces accès de superstition le laissassent plutôt froid.
La statue fut remerciée avec effusion, recouverte d’offrandes en papier jaune et reconduite chez elle en procession. Il était déconcertant de voir l’activité provoquée par un peu d’or égaré dans beaucoup d’excréments.
Tandis qu’ils s’en retournaient vers le sanctuaire, M. Calebasse s’étonna de voir son guide contrarié.
— C’est que j’ai un problème à résoudre, expliqua le mandarin.
— Ça pas problème, ça cadeau du Ciel !
— Oui, eh bien, chez nous, c’est un désordre qu’il faut absolument régler. Voilà comment cela se passe, dans la civilisation. Avez-vous compris ?
La figure de Visiteur numéro un se rembrunit.
— Moi compris. Civilisation quand cadeau du Ciel devient problème.
Ti allait devoir défendre avec fermeté la cause des gens civilisés, ou bien les Wo risquaient de pencher définitivement du côté de la barbarie et des trésors providentiels.
La pagode de la Terre pure abritait les statues très colorées de la triade des Trois Sages : le Bouddha Amitâbha, la compatissante Guanyin et le bodhisattva Shizhi, alias « Puissance suprême ». À côté de ces p’ou-sa, une grande fresque représentait le « Monde du Lotus », leur éden parfait. L’or ne manquait pas plus ici que dans les latrines d’à côté. En revanche, Ti ne vit nulle trace de ses Wo dans ce paradis bouddhique. Comme leur conversion était trop récente pour qu’on pût imaginer qu’ils avaient déjà rejoint le nirvana, il s’informa de leur sort auprès des heshang.
Les moines se dirent fort déçus par le peu de succès de leurs efforts. A peine avaient-ils eu le temps de commencer à leur enseigner les « Dix Interdits » : interdiction de tuer, de voler, de forniquer, de mentir, de boire de l’alcool, de se parfumer, de danser, de manger en dehors des heures fixées, d’acquérir de l’argent ou des bijoux. Ti n’était pas certain que ces religieux s’y entendissent très bien pour susciter les vocations. Ils en étaient à l’interdiction de coucher dans des lits mœlleux quand leurs ouailles avaient filé par la porte de derrière.
— Si vous les retrouvez, dites-leur de revenir nous voir ! Nous étions sur le point d’aborder les rites d’automutilation !
Ti partit à leur recherche. Vide de Wo, l’avenue était néanmoins remplie d’habitants de Chang-an emmitouflés dans leurs pelisses et leurs manteaux matelassés. Ti pesta intérieurement contre ces vadrouilleurs impénitents. Qu’est-ce que c’était que ces fantaisies de vagabonder tout seuls de par les rues ? Si jamais ils tombaient sur des employés du ministère des Rites, ce serait lui qui perdrait la face. Il se rappela soudain qu’il possédait un atout pour retrouver leur piste.
— Où avez-vous envie d’aller, vous ? demanda-t-il à M. Calebasse.
Après avoir jeté un coup d’œil autour d’eux, celui-ci pointa l’index sur une infâme gargote pleine de pots, où Ti, de son propre chef, ne serait jamais allé salir ses pantoufles.
— Ça jolie boutique décoration, décréta Visiteur numéro un en s’approchant de l’endroit en question avec l’entrain d’un gamin qui vient de toucher son « argent de puberté ».
Du gourbi aux potiches ils passèrent à une échoppe de serrurerie qui ne valait pas mieux et aboutirent, après vingt minutes de tractations déplorables, à un petit temple miteux où étaient suspendues des clochettes qui tintaient dans le vent glacial. Ti accepta d’y pénétrer au seul motif qu’il apercevait deux grands braseros allumés dans la salle de prière.
Au fond de la pièce, assis en tailleur sur une terrasse surélevée, un maître était en train de prodiguer son enseignement à une dizaine d’adeptes installés sur des nattes. Lorsque ses yeux se furent accoutumés à la pénombre mal dissipée par la lueur de trois lampes à huile malodorantes, Ti se félicita de son à-propos. Les dos de l’auditoire étaient ceux de ses Wo et de quelques autres faibles d’esprit tentés par les sectes. Il avait vaguement entendu parler de celle-ci. Importée du Sud, elle se distinguait par l’habitude qu’avaient prise ses propagateurs de répandre leur sagesse du haut d’une estrade. L’orateur était en train de leur parler d’éveil inopiné, de perception directe, de vraie vacuité du soi. Il leur apprit notamment à répondre sur le mode négatif à une question affirmative, et vice versa. Il s’agissait de prendre pour sujet de la réponse l’opposé de la question. Quand on vous parlait d’un individu ordinaire, la réponse devait porter sur un sage. Une question sur la lumière amenait à parler de l’obscurité. Aussi, lorsque Ti demanda si les honorables visiteurs étaient prêts à le suivre s’entendit-il rétorquer, pour son plus grand plaisir, qu’il n’y avait ici que des personnes insignifiantes, qu’on est toujours en visite quelque part et qu’il vaut mieux précéder que suivre.
M. Grain-de-riz était pour ainsi dire en extase.
— Nous aimer bouddhisme zen !
— Chan, rectifia le bonze avec un sourire bienveillant.
Il venait de leur réciter une partie du soutra de l’Estrade, l’écrit fondateur de ce dogme.
— Ça beaucoup mieux grosse pagode pourrie à côté, commenta Visiteur numéro trois.
« Bien, songea Ti. À peine convertis au bouddhisme, ils en sont déjà à soutenir un schisme ! »
Il existait une liste de soutras à se procurer pour bien se pénétrer de l’esprit chan. Adeptes de la transmission par la parole, ces bonzes n’en faisaient pas commerce. Hélas, l’oral s’exportait mal sur les longues distances.
Par chance, ils n’avaient pas fait cent pas à la suite du juge Ti que M. Grain-de-riz fut hélé par un moine inconnu qui lui proposait d’acquérir des prières sous le manteau :
— Hep ! J’ai une copie du Soutra du Lotus !
Un autre lui fit signe de venir plutôt de son côté :
— Moi, j’ai les Vimalakirti Soutra, je vous les fais à moitié prix !
Cela représentait tout de même une somme. Le choix était terrible. Comment se résoudre à orienter la religion du pays de Wo vers la voie de la bouddhéité au détriment de la notion de non-dualité ? M. Grain-de-riz se mit à compter et recompter le contenu de sa bourse avec une expression de désespoir.
La sérénité inculquée aux adorateurs de l’Éveillé semblait avoir ses limites. Les deux marchands commencèrent à se quereller. Aux injures succéda bientôt l’accusation d’écouler des soutras frelatés ou mal traduits.
Nullement refroidi par ces entorses à la règle du détachement des biens terrestres, Visiteur numéro trois se rendit à l’évidence : il avait besoin d’un renfort de fonds. Il tourna vers le magistrat des yeux suppliants.
— Grand juge prêter !
Ti avait toujours quelques liquidités dans l’ourlet de ses manches pour ses faux frais. Il hésita. Si sa hiérarchie désapprouvait l’achat, il serait d’autant plus facile de reprendre aux Wo ces neidian[10] qu’il les aurait payés. Il remit deux beaux lingots d’argent à un Wo éperdu de gratitude et espéra que ces prières n’avaient pas été inventées par ces moines pour gruger les naïfs. S’il laissait ses Wo emporter de mauvaises traductions, ils risquaient de développer une branche inédite, cela créerait encore des dissensions entre leurs deux pays.
— Je m’en voudrais de jeter tout un peuple dans l’errance religieuse faute d’un peu de métal précieux. Quoique, à mon avis, une religion à vendre ne vaut pas le prix qu’on la paye. Prenez donc Confucius, c’est pour rien.
Hélas, ses protégés s’obstinaient dans leur résistance aux Entretiens :
— Maître Kong trop compliqué pour peuple wo. Nous besoin religion simple pour gens simples.
« Autant leur distribuer directement de l’alcool ou même de l’opium, dans ce cas », songea Ti.
— Je vous fais un emballage ? demanda le bonze. C’est pour offrir ?
— Ça pour offrir empereur à nous, répondit M. Calebasse. Emballer dans feuille soie brodée or.
— Ah, je peux vous trouver ça, mais il y aura un supplément, prévint le religieux.
Alors qu’ils poursuivaient leur promenade glacée, Ti vit que tous les religieux des alentours s’étaient donné le mot. Un bonze les rejoignit au pas de course. Avec des précautions infinies, il écarta les pans d’une toile de lin pour révéler à leurs yeux éblouis un exemplaire tout neuf du Soutra du Diamant.
Il apparut que le Soutra du Diamant se payait en or. Ti n’avait plus rien à leur donner, et d’ailleurs sa bienveillance envers ce culte mercantile venait de s’épuiser en même temps que sa bourse.
À sa grande surprise, alors qu’il s’était éloigné avec le reste du groupe, il aperçut du coin de l’œil M. Calebasse en train de parlementer avec le dispensateur de la bonne parole à prix prohibitif. Sa certitude fut bientôt établie : l’ambassadeur était bel et bien en train d’acquérir l’ouvrage précieux.
Il revint sur ses pas, saisit le bonze par le col et le força à montrer l’argent de la transaction. Le heshang avait en main une belle pièce d’or frappée à l’emblème du royaume de Paekche. M. Calebasse fut contraint d’admettre l’évidence : il l’avait trouvée dans des latrines pendant que Ti enquêtait sur le miracle.
Il y avait chez ces sauvages des contradictions qui échappaient totalement au magistrat. Comment leur nouvelle passion pour le renoncement prôné par le chan pouvait-elle s’accommoder d’appropriations immorales ?
— C’est un péché, de garder de l’argent trouvé !
— Moi pas vénérer déesse caca ! se défendit M. Calebasse. Moi vénérer beau lotus blanc pureté Bouddha !
Cet engouement pour l’Éveillé ne faisait pas le compte du mandarin. Il était urgent d’allumer un contre-feu. Il décida que la prochaine visite culturelle porterait sur les vertus du taoïsme.